publié en février 2011
Par Marilena Liguori
La ville de Toronto se vante d’être « une des villes les plus
multiculturelles dans le monde ». D’un point de vue démographique, ceci
semble être vrai car environ la moitié de sa population est née à
l’étranger et plus de 140 langues et dialectes y sont parlées¹.
Mais est-ce la présence d’immigrants qui rend une ville «
multiculturelle » ? Qu’est-ce que cette auto-proclamation veut dire pour
la ville de Toronto ?
Au cours de la dernière décennie, la présence de cette diversité
ethnoculturelle est devenue un élément central dans la façon dont la
ville de Toronto se définit et crée son imaginaire civique. Cette «
célébration de la différence » est utilisée afin de promouvoir Toronto
comme une « ville mondiale » pour favoriser le développement économique
et la croissance en créant un climat favorable pour les investisseurs et
les touristes. Cet objectif est souvent accompli par le marketing des
quartiers, festivals et restaurants aux saveurs « ethniques ». De plus,
la Ville de Toronto a mis en place des stratégies de branding qui,
souvent, présentent le caractère multiculturel de sa population comme un
produit de consommation. Dans cette optique notons le projet pilote (de
trois ans) Toronto a la Cart lancé au printemps 2009 afin d’apporter
une sélection de mets « ethniques » et « saines » aux rues de la ville.
En effet, ce programme a été conçu pour offrir aux Torontois un
choix plus vaste de nourriture vendue dans la rue à part les classiques
hot dogs et saucisses. Il s’agit aussi d’une stratégie dans l’optique de
promouvoir la diversité ethnoculturelle en incitant les gens à «
découvrir » l’Autre à travers la nourriture. Le slogan du programme est «
penser global, manger local » et ce dernier comporte quatre objectifs :
1) Promouvoir une saine alimentation, 2) Offrir la possibilité de goûter
à une cuisine diverse et locale, 3) Renforcer l’image de Toronto et
créer une image de marque basée sur la disponibilité d’un vaste choix de
nourriture partout dans la ville 4) Promouvoir Toronto comme une
destination incontournable du tourisme culinaire.
Depuis son lancement ce programme a fait l’objet de nombreuses
critiques, notamment à cause de la réglementation bureaucratique qui a
fait en sorte que le programme fut voué à l’échec dès le départ. Le
programme se veut non seulement une stratégie entrepreneuriale de la
ville de Toronto, mais aussi une façon d’offrir aux immigrants un moyen
alternatif pour investir dans leur propre affaire. Par contre, cette
idée n’a pas abouti car les participants n’ont reçu aucune aide de la
part de la ville et ils ont donc été obligé de présenter une somme de
$30,000 à $40,000 afin de couvrir tous les frais connexes y compris
l’achat du kiosque, la location de l’emplacement et les permis
municipaux qui doivent renouvelés chaque année.
Tous les vendeurs (il ne reste que 5 car certains ont décidé d’abandonner le projet) qui ont accepté de partager leurs opinions avec moi au cours du printemps et l’ete 2010 ont cité les coûts importants qu’ils ont dû débourser et les mauvais choix de localisation faits par la ville de Toronto. Lors de nos discussions les vendeurs n’ont pas pu s’empêcher d’exprimer leurs inquiétudes face à leur endettement et un avenir incertain.
Le cas de ‘Toronto a la Cart’ peut être considéré comme un des éléments dans la consolidation de la « ville compétitive », notamment « la ville de la différence » (Boudreau et al., 2009). Selon Kipfer et Keil (2002 : 236) :
"the city of difference denotes those municipal policies and discourses that support the integration of “culture” and an aesthetic of diversity into urban development and strategies of economic competitiveness".
Aussi, de tels exercices de « branding » ont tendance à essentialiser la différence car ils sont basés sur une conception superficielle de la diversité ethnoculturelle – ce que Goonewardena et Kipfer (2005 : 627) appellent “‘food-and-festivals’ brand of aestheticized difference - premised largely on the exotic pleasures of ‘visible’ and ‘edible’ ethnicity”.
Le programme de ‘Toronto a la Cart’ illustre aussi des pratiques caractéristiques de l’urbanisme néolibéral, notamment l’accès contrôlé aux espaces publics et la création d’espaces standardisés. Ces pratiques s’inscrivent dans « l’imaginaire éco-sanitaire », un terme que Parazelli (2009) utilise pour décrire un mode de gouvernance ou gestion de la rue dans un contexte de processus de mondialisation. La carte ci-dessous illustre la distribution des kiosques à travers la ville. Le choix des localisations constitue un des principaux problèmes évoqués par les vendeurs. En fait, les endroits où les vendeurs pouvaient installer leurs kiosques avaient déjà été établis par les fonctionnaires de la ville de Toronto, sans prendre en compte l’avis des vendeurs. Il s’agit de lieux proches des tours à bureaux, ce qui fait que les kiosques n’ont pas été très rentables, étant très achalandés seulement pendant l’heure du midi. Par ailleurs, les vendeurs m’ont fait remarquer que les décideurs municipaux ne leur ont pas proposé des lieux comme les attractions touristiques et d’autres zones animées qui auraient grandement contribué à la visibilité de ‘Toronto a la Cart’.
Le projet pilote prend fin cette année et le sort des vendeurs n’est pas clair, surtout que la ville de Toronto ne semble plus soutenir le programme et le nouveau maire Rob Ford a promis de nombreuses coupures budgétaires.
Références
Boudreau, J.A., R. Keil and D. Young. 2009. Changing Toronto : Governing Urban Neoliberalism. Toronto : University of Toronto Press, 190 p.
Goonewardena, K. and S, Kipfer. 2005. Spaces of Difference : Reflections from Toronto on Multiculturalism, Bourgeois Urbanism and the Possibility of Radical Urban Politics. International Journal of Urban and Regional Research, 29 (3) : 670-8.
Kipfer, S. and R. Keil. 2002. Toronto.Inc ? Planning the Competitive City in the New Toronto. Antipode, 34 (2) : 227-64.
Parazelli, M. 2009. « Existe-t-il une « morale globale » de la
régulation de la rue ? Réflexions autour de l’hypothèse d’un imaginaire
écosanitaire ». Géographie et Cultures, 71 : 91-111.